Chroniques trantoriennes

30 août 2006

Equilibrium : Le Kata du tir et autres chorégraphies martiales

Equilibrium est un film de science-fiction situé à la confluence de 1984, Fahrenheit 451 et Bienvenue à Gattaca. Sorti sur les écrans français dans une indifférence quasi-générale, ce long-métrage vaut mieux que son statut de bonne série B auquel une large partie de la presse l’a cantonné.

Sur une idée qui semble avoir déjà été traitée maintes fois au cinéma, le réalisateur-scénariste Kurt Wimmer élabore son univers dans un souci du moindre détail. Equilibrium est ainsi parsemé de nombreux éléments qui, mis bout à bout, font tout le charme de ce film tourné pour 20 millions de $ mais qui semble en avoir coûté trois fois plus.

L’un de ces fragments particulièrement savoureux est la place et la forme conférées par Wimmer aux arts martiaux pratiqués par les Ecclésiastes Grammaton. Cet aspect du film a été confié à l’américain Jim Vickers, coordinateur de cascades et professeur de karaté, 4ème dan. On lui doit ainsi la création de chorégraphies martiales dans des styles très rarement vus dans le cinéma américain.

Tout d’abord, Wimmer et Vickers mettent l’accent sur le sabre japonais. Dans un premier temps, on suit un entraînement de l'Ecclésiaste Preston (Christian Bale) dans ce qui s’apparente à un kata de kendo. Survient alors l'Ecclésiaste Brandt (Taye Diggs) qui croise brillamment le shinaï avec son aîné.


Puis, à la fin du film, c’est à un remarquable combat de kenjitsu que l’on assiste entre l'Ecclésiaste Preston renégat et une dizaine de miliciens. L’avancée de Preston vers le Big Boss se poursuit par un face-à-face étonnant avec Brandt. Au vu de leur précédente joute de kendo, on s’attend à un duel mémorable au katana. En fait, en une parfaite technique de iaï-jitsu, Preston dégaine son sabre et tranche son adversaire en une fraction de seconde. Brandt tombe à genoux puis s’écroule.


Cette victoire expéditive fait référence à Sanjuro, l’incontournable chambarra (film de sabre japonais) de KUROSAWA Akira, avec MIFUNE Toshiro dans le rôle-titre. Le duel final, que le spectateur s’imagine à l’avance comme titanesque, se résume à un mouvement unique et foudroyant du sabre(1). Le sang surgit de la veine tranchée dans un effet gore renforcé par la stupéfaction(2).


Mais ce qui finit de faire passer Equilibrium à la postérité, c’est le kata du tir ou gun kata. Imaginé par Kurt Wimmer et chorégraphié par Jim Vickers, ce concept inédit au cinéma avait certes germé dans l’esprit d’autres créateurs(3). Mais il est ici concrétisé de manière particulièrement impressionnante. Le haut responsable des Ecclésiastes explique ainsi la finalité du kata du tir :
Après analyse de milliers de combats à l’arme à feu, les Ecclésiastes ont déterminé que la distribution géométrique des antagonistes dans n’importe quel combat était statistiquement prévisible à chaque fois. Le kata du tir identifie l’attaquant comme une arme totale. Chaque nouvelle position représente une nouvelle zone de neutralisation maximum, infligeant un maximum de blessures à un maximum d’adversaires, tout en permettant au défenseur d’éviter les trajectoires statistiquement traditionnelles de riposte. La maîtrise instinctive de cet art vous permettra d’augmenter votre puissance de tir d’au moins 120 %.
Tandis qu’à l’arrière plan, des élèves Ecclésiastes exécutent ledit kata à main nue ; toutefois, la position des mains évoque des armes à feu.


En parallèle, on aperçoit sur l’écran d’un ordinateur portable une mise en image des Bunkaï du kata.

Cette scène, outre qu’elle permet de comprendre une impressionnante fusillade dans le noir au tout début du film, prépare le spectateur à quatre scènes de gunfight d’anthologie, renvoyant les élucubrations esthétisantes de John Woo au rayon des flagrants irréalismes. Parmi ces séquences mémorables, j’ai choisi de n’en illustrer qu’une seule, pour sa plus grande analogie avec le karaté(4). Le dernier combat du film oppose Preston au chef suprême des Ecclésiastes, un pistolet automatique dans chaque main. Le duel consiste en une longue série de blocages successifs dans laquelle chaque combattant doit éviter non pas les poings mais les bastos de son adversaire.

Jodan Shuto uke :Jodan morote uchi uke :
Gedan baraï :

Vous l’aurez compris, pour tout amateur de science-fiction et/ou d’arts martiaux, Equilibrium est un film à découvrir.

On ne pourra malheureusement pas en dire autant du second film de Kurt Wimmer, Ultraviolet.
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(1) Dans les deux films, le sabre est tenu en garde inversée (le pouce tourné vers le pommeau de l’arme et non vers la pointe).

(2) Un clin d’œil similaire au film de Kurosawa appararaît dans Blade 2, de Guillermo del Toro (2002), lorsque Blade (Wesley Snipes) occit Rheinardt (Ron Perlman).

(3) Le jeu de rôle CyberPunk 2020 permettait aux personnages-joueurs d’acquérir une aptitude similaire, le gun-fu.

(4) Cet article a été à l'origine publié dans le journal de mon ancien club de karaté-do.

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Fist of legend : de la complémentarité des arts martiaux classiques et modernes

Fist of Legend a été réalisé en 1994 par Gordon CHAN. Il s'agit d'un remake du célèbre film de LO Wei, La Fureur de vaincre (1972), avec Bruce LEE.

En 1937, le jeune chinois CHEN Zhen, étudiant à Tokyo, apprend que son maître de boxe chinoise a succombé à un combat contre l’instructeur d’un dojo japonais de Shangaï. Afin de lui rendre un dernier hommage, CHEN revient dans cette ville qui vit sous le joug de l’occupant nippon. Il y découvre bientôt que son maître a en fait été empoisonné peu avant son duel, à l’instigation d’un officier supérieur japonais, avec la complicité d’un des disciples du défunt professeur.

Les points communs entre les deux films s’arrêtent à ce synopsis lapidaire. Et c’est tant mieux.

Classique du cinéma de Hong Kong des années 70, La Fureur de vaincre se révèle aujourd’hui un film médiocre, dont le seul attrait réside dans la présence (dans tous les sens du terme) de Bruce LEE. Outre ses cadrages et son montage largement perfectibles, le film étonne surtout par un scénario épouvantablement manichéen (tous les Japonais sont très méchants – tous les Chinois sont très gentils). Pis, le personnage de CHEN Zhen inte
rprété par Bruce Lee s’avère totalement incohérent : l’artiste martial respectueux de l’enseignement de son maître se transforme en un véritable hystérique éructant une floppée de vociférations qui frisent le ridicule. Bien sûr, LEE assure le spectacle, avec des chorégraphies d’une puissance et d’une célérité improbables. Mais ce n’est pas suffisant pour permettre au film de tenir la distance(1).

Dès les premières images, Fist of Legend s’impose comme l’anti-thèse de La Fureur de vaincre. Ecrit par trois scénaristes dignes de ce nom, son script fait montre d’une subtilité bienvenue. Par ailleurs, la direction d’acteurs de Gordon CHAN se situe à des années-lumière de la piteuse mise en scène de LO Wei. Quant à Jet LI, il impose ses qualités physiques et techniques avec brio, dans un style différent de celui de Bruce LEE, mais tout aussi impressionnant.

Par ailleurs, le film bénéficie des chorégraphies martiales de YUEN Woo Ping, réalisateur de quelques films à Hong Kong, mais surtout réputé pour ses talents de coordinateur des cascades. Son travail sur Fist of Legend le mènera d’ailleurs sur les plateaux de Matrix puis de Tigre et Dragon.

Célébré pour ses combats aériens à grands renforts de câbles, YUEN Woo Ping sera cette fois contraint d’imaginer des bastons sur le plancher des vaches. En effet, le réalisateur veut insuffler au film un style réaliste qui lui permettra de faire passer plus facilement son message. Ainsi, Gordon CHAN fait ériger des décors pourvus d’un plafond très bas, pour éviter à YUEN de filmer des combattants en train de lutter à dix mètres au-dessus du sol. Wu xian pian (2) d’exception, Fist of Legend se distingue du tout-venant dans le cinéma HK par la complémentarité entre le travail de CHAN (co-scénariste et metteur en scène) et celui de YUEN (chorégraphe et réalisateur des combats)(3). Cette cohésion fait tout l’intérêt de ce film dans le contexte qui nous intéresse ici.

En premier lieu, le film met aux prises une école de boxe chinoise et un dojo japonais de karaté. Ce dernier se révèle en fait l’enjeu d’une manipulation visant les descendants de samouraï qui y résident, ourdie par certains militaires nippons particulièrement belliqueux.

Parmi les nombreux éléments qui achèvent d’estomper le manichéisme apparent du film, le plus important est sans conteste le personnage de l’expert en arts martiaux japonais FUNAKOSHI Fumio, inspiré de son homonyme, FUNAKOSHI Gichin, fondateur du karate moderne.

Dès la première séquence de Fist of Legend, FUNAKOSHI se distingue des autres combattants nippons, non par ses qualités de lutteur mais par son éthique. Ainsi, lorsque le film débute, une douzaine de karateka du clan Kokureu font irruption dans une salle de cours de l’Université de Tokyo pour en chasser CHEN Zhen. Mais ils essuient une cuisante défaite face au seul Chinois au cours d’une mémorable rixe.

Survient alors FUNAKOSHI, dignitaire du clan Kokureu qui fustige l’attitude des karateka, avant d’aller de l’un à l’autre, soignant ici une cheville luxée, remettant là une mâchoire déboîtée.

Cet aspect de FUNAKOSHI est évidemment inspirée du personnage de NIIDE Kyojio, interprété par MIFUNE Toshiro dans le film de KUROSAWA Akira, Barberousse. Dans ce chef d’œuvre absolu ( Barberousse est l’un des plus beaux films de toute l’histoire du cinéma), le Dr NIIDE en visite professionnelle dans une maison close, remarque une fillette fiévreuse au bord de l’épuisement. Le médecin décide d’emmener la malade à son hôpital. La mère maquerelle, qui entend bien prostituer sa jeune pensionnaire, refuse et appelle à l’aide. NIIDE se retrouve assailli par une dizaine d’hommes chargés de la sécurité de l’établissement. Il fait alors montre sur eux d’une impressionnante maîtrise du ju-jitsu.
A la fin du combat, le médecin va de l’un à l’autre de ses assaillants étendus à terre et leur prodigue les premiers soins.

Plus tard, le film nous propose une confrontation entre FUNAKOSHI et CHEN, aussi passionnante sur le fond que sur la forme. En effet, habituellement, dans les films d’arts martiaux, les combats interrompent le déroulement de l’histoire, laquelle reprend son cours dès la fin de la lutte.

Dans Fist of Legend, et tout particulièrement dans ce duel, les assauts participent à la définition et à l’évolution des personnages. Les regards, les changements de posture, tout concourt à montrer la réflexion et l’effort d’adaptation des deux combattants.

Au cours de l’affrontement, FUNAKOSHI élargit son horizon en se confrontant à un style de combat hybride mais efficace, tout en jaugeant la valeur morale du jeune homme (4). Mais il imposera aussi à CHEN le respect de son adversaire (en l’occurrence un Japonais, alors que l’on est en pleine guerre sino-japonaise) par la droiture d’esprit qui sourd de sa maîtrise technique et de sa philosophie de karateka.

Ce n’est pas l’opposition entre arts martiaux chinois et japonais qui caractérise ce duel. CHEN Zhen, qui a étudié dans des dojos japonais, a déjà débuté une synthèse entre boxe chinoise et karaté (5). On peut d’ailleurs juger de cette évolution au cours d’un précédent combat, contre son rival de l’école de boxe chinoise. Notez les différences entre les deux combattants, dans des postures ayant pourtant la même forme.

C’est plutôt dans la rencontre harmonieuse du classicisme et du synthétique, de l’ancien et du moderne que le combat FUNAKOSHI vs. CHEN vaut d’être considéré. La lutte commence en franche opposition, pour se muer, au gré de l’évolution des personnages, en interpénétration des styles. On n’en donnera ici que quelques exemples.

Citons tout d’abord FUNAKOSHI qui s’essaie à la position de garde et au jeu de jambes de CHEN (dont il s’attire aussitôt la sympathie). Puis, le talent de cet adversaire deux fois plus jeune contraint le Japonais à trouver des enchaînements inédits, comme celui reproduit ci-dessous, mêlant à son karaté des techniques de judo et d’aïkido…
Ippon Seoi Nage + Kote Gaeshi

…Ainsi que des pratiques non conventionnelles mais efficaces :

Puis, CHEN lui-même cherchera à s’harmoniser avec FUNAKOSHI en tentant, par exemple, une projection que ce dernier lui a précédemment portée.

Le combat se soldera évidemment par un match nul (bien que CHEN estime avoir perdu…). Mais les deux hommes ont gagné le respect de l’autre.

Les arts martiaux classiques ne doivent donc pas se pratiquer dans une vénération de leurs seules origines mais avec l’esprit ouvert à d’autres formes ayant fait leurs preuves. De même, les nouvelles techniques doivent se développer sur les fondations des formes classiques, dans le respect de la philosophie inhérente à ces pratiques. Car comme le dit FUNAKOSHI à l’issue du duel :
Si l’important était de gagner, on utiliserait des armes.


Et le Japonais de s’éloigner du lieu du combat, très digne, mais en claudiquant tout de même un peu…

Un film incontournable pour tout amateur du cinéma des arts martiaux. Ca tombe bien : HK Vidéo en a sorti une édition DVD collector 2 disques hautement recommandable.
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Liens :
Site officiel du film
Critiques du film sur Oasies.com
Critiques du film et du DVD sur DVDRama.net
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(1) Cela n’empêchera pas LO Wei d’en écrire et réaliser en 1976 un mauvais remake, La nouvelle fureur de vaincre, avec un jeune Jackie CHAN qui n’est que l’ombre de LEE.

(2) On distingue généralement le wu xian pian, film d’arts martiaux classique, souvent en costumes ( Touch of Zen, Histoires de fantômes chinois, Evil Cult,…) du kung fu pian, film d’action moderne policier et urbain ( The Killer, Infernal Affairs, The Mission,…).

(3) Habituellement, dans le cinéma de Hong Kong, le réalisateur du film cède sa place et sa casquette au responsable des cascades, le temps des scènes de combat. Pour Fist of Legend, Gordon CHAN – dont c’était le premier film de kung-fu – et YUEN ont travaillé de concert, l’un se chargeant de la direction d’acteurs, l’autre des cadrages et de la chorégraphie.

(4) Contrairement à La Fureur de vaincre, la fiancée de CHEN n’est pas chinoise mais japonaise. Elle est de plus la nièce de FUNAKOSHI (qui s’avère un père de substitution). Cette parenté renforce l’allégorie du film sur les liens étroits unissant arts martiaux chinois et nippons.

(5) C’est d’ailleurs une synthèse similaire que Bruce LEE avait réalisé en élaborant le Jeet Kune Do.

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