Chroniques trantoriennes

23 février 2007

Le Saint-Graal est sur Maisonneuve et Saint-Hubert

Je commençais à désespérer... Ça faisait un an que je recherchais ça dans le centre de Montréal. Et voilà que cet après-midi, je l'ai trouvé.

Quoi donc ? Un fil à couper le beurre ? Non. Une photo d'André Boisclair dédicacée par Ségolène Royal ? Non. Le Saint-Graal ? Vous y êtes presque : une librairie qui possède un rayon manga digne de ce nom.

Mes vaines recherches sur internet et au gré de mes périgrinations downtown ne m'avaient conduit au mieux que dans des méga-librairies style Renaud-Bray ou Archambault (les "Fnac" locales) qui proposaient un pauvre présentoir et son morne minimum syndical.

Mais aujourd'hui, tout a changé. À deux pas de la Grande bibliothèque nationale (et quand je dis à deux pas, c'est 50 m...), la librairie Le Marché du livre.

En un an, j'avais dû passer devant une dizaine de fois, sans être jamais entré. La faute à la devanture qui met l'accent sur le livre d'occasion et pas sur la BD (alors que la librairie y consacre un étage entier !).

La section manga de la boutique a été intégralement développée par une "maudite française", auparavant spécialiste parisienne de ces "images dérisoires", venue passer quelques temps dans la Belle Province. La pionnière est repartie dans l'hexagone, non sans avoir laissé en héritage un rayon de BD japonaise fort alléchant. Une spécialité que la librairie se fait depuis un devoir d'entretenir.

Depuis plus d'un an, j'avais sérieusement levé le pied côté manga, faute de source d'approvisionnement convenable. Même la proche et susmentionnée Grande bibliothèque n'avait guère de quoi étancher ma soif. J'étais à deux doigts de m'inscrire aux Mangaphiles Anonymes.

Mais là, je crois bien que je vais faire une rechute...

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18 février 2007

Chefs d'oeuvre : de la réalité ignorée à l'illusion célébrée

Chronique d’un triomphe annoncé à la prochaine cérémonie des Academy Awards. Le grand vainqueur de la soirée des Oscars du 25 février devrait être Babel de Alejandro González Iñárritu :

  • 7 nominations auxdits Oscars, dont meilleur film, meilleure réalisation, meilleur scénario original ;
  • déjà vainqueur du Golden Globe 2007 (prix de la critique hollywoodienne) du meilleur film, catégorie drame ;
  • récipiendaire du prix de la mise en scène, du prix du jury œcuménique (si, si, ça existe…) et du prix de la commission technique supérieure à Cannes en 2006 !
Bref, si vous comptiez regarder la cérémonie pour le suspense, il faudra repasser l’année prochaine…

Et puis, loin des flashes, des regards et des paillettes, un autre film aujourd’hui relégué aux oubliettes est également en lice aux Oscars 2007, pour deux statuettes secondaires (meilleurs décors et meilleure photographie). Pas de quoi fouetter un chat, donc. Ce film apparemment insignifiant s’intitule Le Prestige . Mais est-ce vraiment important ? Le meilleur film de l’année voire du siècle pour certains (si, si, je l’ai entendu plusieurs fois…) est Babel. Point final. Iñárritu rules !

Sauf que… Sauf que j’ai dû rater une marche.

Parce Babel est en réalité une daube et Le Prestige assurément le meilleur film de l’année !

La comparaison est d’autant plus intéressante que ces deux longs-métrages reposent sur un montage éclaté, alternant flash-backs et flash-forwards. Mais, alors que Babel utilise cette technique de façon superficielle et se prend vite les pieds dans le tapis, Le Prestige joue avec le temps et l’espace de façon intelligente, impressionnante et toujours limpide. Cet autre paradoxe n’en rend que plus injuste l’aveuglement de l’Académie du cinéma américain. =>

I - Le Prestige : Maintenant, regardez bien...
Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie.
3ème loi de Clarke


Soyons direct et concis : Le Prestige est un authentique chef d’œuvre.

Je serai tout aussi bref quant au sujet du film : la rivalité de deux illusionnistes, en Angleterre à la fin du XIXème siècle. Et je n’en dirai pas plus de peur de vous révéler le moindre détail, gâchant ainsi un peu de votre plaisir putatif. Tentons alors de présenter sans dénaturer.

Le Prestige est le 5ème [et pas le 3ème, comme je l'avais écrit à l'origine] long-métrage de Christopher Nolan. Son précédent film ne restera pas dans les annales. Batman begins propose une approche intéressante du super-héros phare de l"éditeur DC Comics. Le film est plaisant et s’avère de loin la meilleure adaptation cinématographique de Batman (à ceux que j’entends s’offusquer « Et les 2 films de Tim Burton alors ? », je conseille instamment de visionner de nouveau ces deux navets. Ils vont expérimenter le pouvoir occultant des souvenirs). Toutefois on attendait mieux de la part de Nolan, qui s’est fait connaître avec Memento. Ce second [et pas premier] film remarqué proposait une histoire policière dans laquelle toutes les scènes étaient chronologiquement inversées. Alors évidemment, on peut rétorquer : « Tu parles d’un coup. C’est facile. On peut faire ça avec n’importe quel polar.» Sauf que non, justement. Le scénario de Memento est beaucoup plus subtil. Et cette expérience s’avérait fort intéressante.

Mais ce n'était qu'un début. Car si, dans Memento, Nolan se limitait à une "simple" inversion chronologique, dans Le Prestige, il torture littéralement le continuum temporel. La prise de risque est maximale. Car quand ce n’est pas bien fait, ça vire à la catastrophe (cf. mon article sur The Fountain). En revanche, quand c’est maîtrisé, l'exercice se révèle proprement fascinant.

Le Prestige commence par un flash-forward. C’est une pratique que j’abhorre généralement, car vide de sens et utilisée dans 99,9 % des cas pour masquer une profonde faiblesse du scénario (cf. mes articles sur 36 Quai des Orfèvres et Matrix Reloaded). Le Prestige fait partie du 0,1 % restant. Il y figure même dans le peloton de tête !

Outre cet impressionnant contrôle de la progression temporelle éclatée, Le Prestige propose une histoire passionnante de bout en bout, située pendant l’âge d’or des spectacles de grandes illusions. À une limpidité des conflits dramatiques, Nolan et son co-scénariste adjoignent la clarté des intentions des personnages, expression ultime de la persévérance et de l’abnégation. On appréciera notamment un magnifique parallèle entre, d’une part, la rivalité de Borden et Angier (les deux magiciens) et, d'autre part, l’antagonisme (historique) de Nikola Tesla et de Thomas Edison (les deux scientifiques) .

Plusieurs niveaux de lecture sont ainsi proposés au spectateur. De même qu’une multitude d’interprétations possibles qui ne peuvent être totalement démêlées qu’après plusieurs visionnages.

Ajoutez à cela une large dose de rebondissements soigneusement répartis (dont un ultime plan tout à fait extraordinaire) et vous aurez compris que la location du DVD s’impose de toute urgence. Tout le reste peut attendre.

Dans ces conditions, doit-on s’étonner de l’absence du Prestige dans la course aux Oscars suprêmes ? Certes pas, pour qui se souvient que l’Académie du cinéma américain dans son entier semble ne jamais avoir entendu parler ni de Minority Report, ni de La Guerre des Mondes, deux chefs d’œuvre absolus de Spielberg. En revanche, cette même institution qui a couronné Le Patient anglais et Miss Daisy et son chauffeur (authentique !) s’apprête à célébrer Babel.


II - Massacre à la table de montage
ou Babel, l’autopsie
Toute daube suffisamment alambiquée est indiscernable d’un bon film complexe.
1ère loi de Iñárritu


La plus grande trouvaille démagogique de Babel réside dans son titre. Il évoque immédiatement la tour de Babel, symbole antique de l’incommunicabilité entre les humains. Ce qui fait que, avant même le début du film, tout le monde a déjà bien compris que Babel parle du manque de communication entre les hommes et des drames que cela peut engendrer. De fait, plutôt que de nous faire découvrir petit à petit le thème de son film, Iñárritu nous le balance en pleine face dès le générique et passe 2 h 20 à enfoncer le clou : le manque de communication entre les hommes, quelle plaie ! C’est aussi subtil qu’un film promotionnel de l’Église de Scientologie. Il ne manque plus que Tom Cruise à la place de Brad Pitt…

Quoi qu’il en soit, ce thème ne dépasse jamais le niveau d’un cours de philosophie au lycée. Et comme un élève de terminale qui boit les paroles de son prof de philo, devant chaque déboire des personnages, le spectateur acquiesce d’un air entendu : « Uh uh, manque de communication. »

Vous vous souvenez de la fierté que vous avez éprouvée en comprenant (un peu) quelque chose aux films d’Alain Resnais dans les années 70 ? Eh bien, c’est le même mécanisme qui a valu à Babel la condescendance des jurys de différents festivals. On a tout bien compris de quoi ça parlait… Exit donc cette envie irrépressible et ô combien agaçante que ressent parfois le spectateur devant l’écran : le besoin de réfléchir. Iñárritu réinvente le film prêt-à-causer-dans-les-cocktails.

Attaquons maintenant dans le bois dur et intéressons-nous aux invraisemblances du récit et incohérences des personnages.

Attention SPOILER : si vous avez l'intention de perdre 2 heures 20 à regarder Babel, ne lisez pas ce qui suit.

1) La balle magique, le retour

La balle de fusil qui blesse Cate Blanchett dans l’autocar est un modèle proprement fantastique, dans tous les sens du terme.

Tout d’abord, le projectile est censé avoir cassé la clavicule de la femme et causé une hémorragie considérable. Là, il va falloir m’expliquer comment ! Vu que la seule plaie que l’on voit par la suite se situe dans les muscles entre le cou et l’épaule, largement au-dessus de la clavicule. Pas de quoi saigner à blanc Blanchett.

Ensuite, la trajectoire de la balle s’avère hautement fantaisiste. Si l’on considère la position du tireur (à 200 m, largement en surplomb, face à l’autocar), la localisation de la blessure et l’orifice de sortie dans la vitre latérale du bus, on constate que, quelque part, à la manière d’un dessin animé de Tex Avery, la balle a opéré un virage quasiment à 90˚ ! Vous allez me dire que ce n’est pas primordial. Certes non, juste énervant.

Mais il y a encore mieux. Et là, on entre dans le magnifique. Genre la balle magique de JFK, à côté, c’est de la ballistique de routine. Ainsi, Le projectile tiré par le gamin a traversé :
• le toit (métallique !) de l’autocar,
• la clavicule de Cate Blanchett,
• les muscles dorsaux,
• la vitre du véhicule.

En cherchant bien, les flics marocains devraient retrouver la balle, figée dans le sable, par 5 mètres de profondeur, intacte… Je vous entends d’ici me dire : « Mais évidemment, c’est un fusil pour le gros gibier qui peut atteindre sa cible à 3km !» Ah ben oui, ça, il peut apparemment transpercer 4 éléphants côte à côte…

2) L’attente de l’ambulance

Blessée, Cate Blanchett commence à se vider de son sang. L’autocar étant à mille milles du premier hôpital, le guide propose de se rendre à son village, non loin de là (ça tombe drôlement bien, dis donc). Transportée dans la baraque du guide, la blessée est recousue par le pseudo-vétérinaire du village. Brad Pitt appelle une ambulance (le bar du village a le téléphone). Pendant ce temps-là, les autres passagers de l’autocar voudraient bien se carapater mais Pitt leur demande de patienter. Au bout de quatre ou cinq heures, on attend toujours l’ambulance. Devant l’énervement des autres touristes, Pitt déclame : « Attendez encore un peu, l’ambulance ne devrait plus tarder. » Cherchez l’erreur… Finalement, le car se tire, laissant Pitt et Blanchett en plan. Et toujours pas d’ambulance.

Maintenant, soyons bassement réalistes : une fois recousue, Blanchett est stabilisée. Elle va devoir rester des heures, sous une forte chaleur, que l’ambulance arrive. Puis il faudra qu’elle tienne encore le coup le temps du trajet jusqu’à l’hôpital. Bref, au mieux, huit heures de délai. Alors que, si Pitt remet sa femme dans l’autocar (climatisé !), elle pourrait être conduite à l’hôpital en quatre heures. Il va falloir m’expliquer pourquoi ils restent tous deux dans le village et se rejouent le désert des Tartares.

Alors de deux choses l’une : soit le personnage de Brad Pitt est un neuneu dernier stade, soit le scénariste prend le spectateur pour un neuneu dernier stade.

3) Un trou dans le continuum espace-temps

Durant leur périple au Maroc, Pitt & Blanchett font garder leurs enfants par la nounou mexicaine, dans leur maison de San Diego. Un soir, ladite nounou reçoit un coup de téléphone depuis l’hôpital de Marrakech : Pitt lui annonce que, compte tenu de l’hospitalisation de sa femme, ils sont bloqués au Maroc et ne pourront pas être revenus le lendemain matin. En effet, la nounou doit partir au Mexique incessamment pour assister au mariage de son fils.

Mais voilà, ya comme un défaut... La péripétie du coup de feu a fait perdre à Pitt et Blanchett une demi-journée. Or, s’ils avaient continué leur périple touristique, ils se seraient retrouvés à plus de 600 bornes de la capitale et auraient mis environ 3 jours (au rythme des visites touristiques) pour rallier Marrakech (ou Agadir). Bref, ils ne seraient rentrés à San Diego au mieux que 4 jours plus tard.

Or, dans le film, que voyons-nous ? Brad Pitt et sa femme qui arrivent à l’hôpital de Marrakech, 8 heures environ après le coup de feu. Autrement dit, voilà le couple dans la capitale trois jours avant la date prévue. Et Pitt de dire en substance à la nounou mexicaine : « Désolé, Chiquita, mais à cause de ce coup de feu, on ne sera pas rentrés à temps ». Alors que ce coup de feu leur a fait gagné trois jours sur le planning !

Certes, mais qu’est-ce que cela prouve ? Simplement que, si le périple marocain s’était déroulé comme prévu, le couple Pitt-Blanchett n’aurait de toute façon jamais pu être rentré à temps pour permettre à la nounou d’assister au mariage de son fils. Donc, la Mexicaine savait dès le départ que les parents des gamins ne seraient pas de retour dans les délais. Or, dans le film, ce coup de fil sonne le glas. « Mon dieu, mais comment je vais faire ?» Ah oui ça c’est ballot. Eh oh… On se réveille, ça fait belle lurette que tu devrais être au courant du problème. Tu t’imaginais peut-être que les gringos allaient rentrer en DeLorean volante ?

4) Les nouveaux wetbacks

Après le mariage au Mexique, la voiture qui ramène à San Diego la nounou, son neveu et les enfants de Pitt-Blanchett est arrêtée à la frontière. Le garde-frontière américain, étonné de voir deux enfants biens blancs et blonds avec deux Mexicains, demande les papiers des gamins.

Devant les atermoiements du flic, le neveu, conducteur plutôt éméché, démarre en trombe et force le passage. Pris en chasse, il quitte la route, s’enfonce dans le désert, largue la nounou et les gamins et fait demi-tour en trombe. Je rappelle que tout ça se passe en pleine nuit... Bref, au petit matin, les trois personnages sont perdus au milieu de nulle part. Ils crèvent de soif, ils sont prêts de mourir, etc. Le manque de communication entre les hommes, ah, c’est terrible, regardez ce que ça cause… Patati patata.

Alors que vous essuyez une larme devant le sort réservé aux bambins, je voudrais juste signaler un détail : le garde-frontière demande les papiers des gamins mais il "oublie" de demander ceux des deux Mexicains. Ben oui, c’est bien connu, les immigrés clandestins qui entrent aux States depuis le Mexique, ils sont très jeunes, blonds, blancs et parlent parfaitement l’anglais. Les wetbacks ne sont décidément plus ce qu'ils étaient.

Le garde-frontière ne prête donc pas attention aux deux adultes. C’est bête car il se trouve que la nounou est une clandestine qui vit aux States depuis 15 ans, sans papiers. Alors évidemment, si le flic lui demandait une pièce d’identité ou sa carte verte, il l’arrêterait illico presto. Elle et son neveu seraient sortis de la voiture manu militari. Et il n’y aurait ni passage en force, ni errance au milieu du désert.

Convenons-en, ça serait embêtant car le scénariste a fait tout ça pour placer une réplique bien sentie dans la bouche des enfants : le fameux « C’est toi la méchante, c’est pas nous ». Oh oui, semble penser Iñárritu itou, ce serait dommage de se passer de cette phrase. Même si elle a la délicatesse d’un 15 tonnes lancé à 200 km/h sur un mur de béton armé. Donc, on garde la séquence en imaginant un garde-frontière américain qui fait son travail à l’envers : il arrête les voitures qui viennent du Mexique mais ils ne demandent pas les papiers des adultes latinos à l’intérieur, seulement ceux des enfants américains de souche.

Je vous ai entendu. « La critique est facile mais l’art est difficile » dites-vous. Et vous avez raison. Aussi vais-je rendre ma diatribe un tant soit peu constructive.

5) Babel tel que vous ne le verrez jamais
ou Comment j’ai flingué mon film au montage en croyant le sauver

À Cannes en 2006, Babel a remporté le prix de la commission technique supérieure pour son montage et le prix de la mise en scène. Une fois encore, l’accablant festival nous prouve qu’il sait manier l’ironie mieux que quiconque. Explication en deux temps.

a) La dissimulation

Hypothèse : satisfait de la dernière version du scénario, ce n'est qu'au stade du montage que Iñárritu s’aperçoit que les deux histoires-charnières de son film ne s’emboîtent pas : les parents Pitt-Blanchett ne seraient pas rentrés à temps pour le mariage du fils mexicain, même sans la blessure par balle. « Argh !, se dit le réalisateur. Comment gommer cette erreur qui se voit comme le nez au milieu du visage ?»

Démonstration : La solution qui vient à l’esprit de prime abord serait de monter la scène du coup de téléphone côté San Diego en modifiant la voix au bout du fil : ce ne serait plus Brad Pitt qui parle mais une autre personne qui devait garder les enfants et qui se décommande au dernier moment. Cela permettrait d’expliquer de manière plausible le conflit que vit alors la nounou mexicaine.

Mais Iñárritu refuse cette solution de facilité (pourtant efficace). Et ce, pour deux raisons :

• Il tient à ce que le coup de feu au Maroc soit l’élément déclencheur du drame qui va se jouer à la frontière USA-Mexique. Imaginer que c’est une autre personne qui fait faux bond à la nounou, c’est couper le lien entre tous les événements du film. Et l’intérêt de Babel partirait alors à vau l’eau.

• Iñárritu veut absolument montrer le coup de fil une fois du point de vue de la nounou dans la maison de San Diego, et une fois du point de vue de Brad Pitt qui pleure au téléphone à l’hôpital de Marrakech. L’idée lui paraît trop forte dramatiquement pour qu’il daigne y renoncer.

Il préfère tout sacrifier à cette idée et choisit de laisser le scénario bancal. Iñárritu décide alors de recourir à un subterfuge : il va utiliser le montage pour perdre les spectateurs en malmenant l’échelle des temps, espérant très fort qu’ils n’y verront que du feu.

Ainsi, ces deux visions de la même scène, au lieu d’être rapprochées dans le film vont au contraire être éloignées l'une de l'autre le plus possible. La scène à San Diego au tout début du film, celle à l’hôpital de Marrakech à la toute fin. De sorte qu’il faut attendre ce trop tardif moment pour comprendre le conflit de la nounou mexicaine, posé deux heures plus tôt.

Posé, mais pas exposé. Car lors de la scène au téléphone à San Diego, on ne comprend rien à ce qui se passe au bout du fil (on n’a pas encore vu le coup de feu qui blessera Cate Blanchett). En ne nous expliquant rien au départ du conflit de la Mexicaine avec les enfants, on perd les ¾ de l’intensité du conflit. Si on avait vu se dérouler l’épisode marocain avant ce coup de téléphone et si on introduisait une autre gardienne pour les enfants, le conflit aurait été nettement plus fort : la nounou a-t-elle le droit de laisser ces enfants (qu’elle élève depuis leur naissance) alors qu’elle sait que leurs parents vivent un drame à l’autre bout du monde ? Peut-elle les détourner du drame en les entraînant dans son aventure mexicaine ? C’était un questionnement autrement plus intéressant.

Conclusion : Iñárritu veut nous cacher des pans entiers de son histoire, tout ça pour sa propre satisfaction de nous dire après coup : vous avez vu comme je vous ai bien fait attendre ? Manque de chance, en ne nous donnant pas les éléments dramatiques importants, il nous perd en route.

b) Le segment japonais

Mais le plus gros regret que l’on puisse avoir après le visionnage de Babel réside encore ailleurs : la sous-exploitation de l’épisode japonais. Fidèle à sa démarche d’auto-satisfaction, le réalisateur ne nous explique rien du lien entre l’adolescente sourde-muette de Tokyo et le drame marocain. « Par quelle ficelle scénaristique ce segment nippon va-t-il se rattacher au reste du film ?» s’interroge le spectateur.

En fait de ficelle, Iñárritu nous sort un câble de téléphérique : c’est le papa de la jeune japonaise, un féru de safari, qui a donné son fusil à son guide marocain car, nous dit-il « il avait été un bon guide ». Ridicule !

Quand on apprend ça :

- on se dit que c’est franchement tiré par les cheveux ;

- on se demande bien ce que le Japonais est venu chasser dans le désert marocain ! Des suricates géants ? Des RTI (rongeurs de taille improbable) échappés de Princess Bride ?

Ne pouvait-on pas imaginer autre chose ?

Hypothèse : Iñárritu a largement mésestimé le segment japonais, qu’il considère comme une histoire annexe. Pour lui, l’élément déclencheur du film, c’est l’enfant marocain qui tire sur l’autocar des touristes Pitt-Blanchett. C’est là sa plus grande erreur. Le véritable élément déclencheur, c’est le suicide par balle de la mère de l’adolescente japonaise. Imaginons une alternative.

Démonstration : Le film commence sur le safari marocain. Après avoir tué sa proie et s’être fait prendre en photo avec son guide devant son trophée de chasse, le Japonais apprend par téléphone que sa femme s’est suicidée par balle, et que c’est sa fille qui a découvert le corps. D’où un gros problème de communication entre l’adolescente et son père absent (pas toujours absent, mais absent ce jour-là !). Le père décide de rentrer subito et se débarrasse donc de son fusil en le laissant à son guide marocain. Ça, c’est plausible et cohérent sur un plan dramatique. Et là, Babel pouvait commencer sur une base solide. L’histoire japonaise devenait le segment fondamental.

Mais non. Présence de superstars oblige, c’est le segment marocain avec Brad Pitt et Cate Blanchett qui aura les honneurs. Peu importe s’il charrie des invraisemblances de la taille d’un autocar et repose sur une intrigue dramatique à deux balles (c’est le cas de le dire).

Conclusion : Babel aurait donc dû commencer et s’ancrer profondément sur le segment japonais. Il s’agit là clairement de la plus forte des quatre histoires, interprétée par une actrice japonaise fabuleuse. En proposant ses scènes dans le bon ordre chronologique et en offrant initialement les éléments basiques de compréhension des différents conflits, le film en aurait été transfiguré.

Au lieu de cela, on a droit à un machin bien clinquant, genre je-me-la-pète-grave-à-la-table-de-montage-pour-vous-en-mettre-plein-la-vue-même-si-ça-fout-le-film-en-l’air.

Babel a remporté à Cannes un prix de la mise en scène et un prix spécial prestigieux pour son montage. Quand on comprend que ce sont précisément des choix de mise en scène et de montage qui plombent le film, on est en droit de s’interroger.

Alors pour les Oscars, revenez en 2008. Là où Kubrick et Hitchcock ont toujours été ignorés, le prochain Max Pécas a, paraît-il, toutes ses chances…
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Note ultérieure : en fait, c'est The Departed et Scorsese qui ont remporté les principaux Oscars. Il y a des fois, comme ça, on aime se tromper...

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08 février 2007

Arcade Fire : prise deux, niveau… zéro

Jusqu'ici tout va bien… Jusqu'ici tout va bien… Jusqu'ici tout va bien… martelait l'un des anti-héros de La Haine, le film de Matthieu Kassovitz.

C'est précisément ce que doivent se dire les fans du groupe Arcade Fire qui n'ont pas encore découvert Neon Bible, le prochain album de leur groupe favori (sortie officielle le 6 mars prochain).

Les autres (qui savent que les moteurs de recherche internet font des miracles) ont certainement les oreilles qui résonnent encore du titre d'un autre film, de Mark Robson, celui-là : Plus dure sera la chute.

Autant la première audition de Funeral nous avait empli de l'indicible sensation d'avoir une pépite sur la platine, autant les écoutes répétées de Neon Bible évoquent à nos oreilles les flatulences de la montagne qui a accouché d'une souris.

Ceux qui auront été aveuglés par l'effet d'appel du groupe, amplifié par le concert de louanges médiatiques, scotomiseront à fond, s'auto-persuadant qu'Arcade Fire est encore le plus grand groupe du monde. Les autres, ceux qui ont des oreilles (et éventuellement un cerveau pour interpréter les signaux sonores), auront bien du mal à se remettre de leur déconvenue.

Pas un morceau de Neon Bible n'arrive ne serait-ce qu'à la cheville de Wake Up ou de Neighbourhood #1, #2, Rebellion Lies ou The Backseat, les cinq merveilles de l'album Funeral.

Texture sonore d'originalité Zéro, rythme bien trop lent pour un groupe qui se prétend branché sur 100 000 V, mélodies globalement inintéressantes,… C'est bien simple, on ne comprend pas comment ceux qui ont enfanté Funeral ont pu nous pondre Neon Bible.

Et on voit mal quel morceau de cet album David Bowie voudrait chanter en duo (ou plutôt en duodéca) avec Arcade Fire. Certains se souviennent de ce Wake Up lyrique, interprété sur scène par le groupe et le génie du rock.

Il est vrai qu'à l'époque, Arcade Fire était encore peu connu du grand public et devait faire ses preuves. Mais il est loin le temps où le groupe se défonçait en première partie de U2. Entre-temps, Arcade Fire a enfilé ses charentaises.

Que Win Butler se prenne pour Elvis Costello et Régine Chassagne pour Jean-Sébastien Bach, grand bien leur fasse. Mais qu'ils ne sortent pas le miroir aux alouettes en laissant entendre que leur nouvel album sera un masterpiece du pop-rock indépendant.

Y a-t-il quelque chose à sauver du naufrage ? Excellente question, merci de l'avoir posée... Entre No Cars Go, qui ressemble à s'y méprendre à un morceau de U2 des plus consensuels (c'est vous dire l'inventivité...), trois machins qui provoquent un triple encéphalogramme plat et deux morceaux où Arcade Fire se répète voire s'auto-parodie, il n'y a guère que la pièce Intervention qui sorte un tant soit peu du lot. Et encore, grâce à l'utilisation de trucs assez peu discrets (ah, ces trois petites notes récurrentes...) ; ce morceau aurait à l'évidence mérité une maturation en studio de quelques semaines supplémentaires.

Band émasculée, devenue objet marketing sacrifié sur l'autel du "groupe culte", Arcade Fire n'est plus que l'ombre de lui-même.

Le groupe en aurait-il pris conscience ? En effet, la série de cinq concerts donnés cette semaine à la salle de la Fédération Ukrainienne, à Montréal, ne comprend qu'une petite minorité de nouveaux morceaux. Après tout, pourquoi prendre des risques, quand on joue sold out et que les places se négocient à 300 $ au marché noir (alors qu'il reste des places à 25 $ au guichet, soigneusement occultées et mises en vente au dernier moment…)?

Tout récemment, dans le quotidien montréalais La Presse, le chroniqueur Alexandre Vigneault donnait les clés pour faire d'une band un groupe culte, en prenant l'exemple de Arcade Fire. Après écoute de leur nouvel opus, cet article s'avère fichtrement bien vu.

Force est de constater, avec amertume, que l'expression s'endormir sur ses lauriers n'aura jamais été aussi adéquatement employée.

Mais je ne voudrais pas vous laisser sur cette fausse note. Je préfère me souvenir de Arcade Fire au temps de sa splendeur (c'est à dire... l'année dernière), dans un de ces moments magiques de l'histoire du rock, à savoir le susmentionné Wake Up, interprété par le groupe autour de David Bowie et sa voie miraculeuse. Si ça ne vous donne pas des frissons, c'est que vous êtes mort...

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02 février 2007

La Matrice désionisée – Puissance et limites du fan editing

Avez-vous jamais rêvé de redécouvrir certains films débarrassés des aberrations qui les empêchent d’être des œuvres majeures ? Je ne parle pas ici de raboter les longueurs. Nous avons tous secrètement imaginé l’ouverture de Mort à Venise affranchie de son interminable traversée de la lagune. Ou un 2001, l’odyssée de l’espace dans lequel on aurait coupé 90 % de l’arrivée psychédélique de l’astronaute sur la lune de Jupiter. Non, je parle ici de modifier profondément la structure du film pour en ôter des scènes voire des séquences entières, en raison des errances dans lesquelles elles conduisent le film.

C’est le but que se sont fixé plusieurs équipes de fan editing (remontage par des fans), amateurs de cinéma maitrisant les récents outils de montage et de mixage numérique. Ils entendent ainsi donner à certains films une nouvelle dimension et souvent un nouveau sens, voir un nouveau genre. Le défi mérite que l’on juge sur pièce…

J’ai ainsi fait récemment une expérience assez fascinante, en visionnant une version remaniée de Matrix Reloaded et Matrix Revolutions. Élagué par les soins de l’équipe CBB Productions, le néo-film (c’est le cas de le dire) a été fort à-propos rebaptisé The Matrix DeZIONized.

La matrice désionisée ? Ne lui aurait-on enlevé que quelques électrons superflus sur les couches supérieurs du nuage de Bohr ? Non, le changement est bien plus radical : d’une durée initiale de 4 h 25, les deux films se trouvent condensés en 2 h 40 ! La principale explication de cet impressionnant régime minceur : on a ôté du métrage toutes les séquences situées dans la cité intra-terrestre de Sion (en anglais : Zion).

L’idée n’est pas révolutionnaire. En effet, lequel d’entre nous, voyant les épisodes 2 et 3 de Matrix, n’a pas trépigné devant ces insipides et interminables scènes troglodytiques ? En plein visionnage de Matrix Revolutions, j’en étais même rendu à prier les dieux de l’écriture dramatique pour que Sion soit rayée de la carte par les Machines. Comment, en effet, se passionner pour ce pathétique sanctuaire de la race humaine dite libre, englué dans un régime politique oligarchique et faussement égalitaire ? Nombre de fans vous le confirmeront : nous n’aurions jamais dû voir Sion. La ville aurait dû rester mythique, méritant ainsi dans l’esprit du spectateur que les héros se battent pour sa survie. Au lieu de cela, les frères Wachowski avaient fait voler en éclats l’utopie érigée dans le premier volet de la saga.

Car si Matrix est un chef d’œuvre absolu du cinéma de SF (et même du cinéma tout court), ses deux suites sur grand écran ont de quoi décontenancer. Tout ça pour ça ? résume assez bien le désarroi qui gagne le spectateur suite au visionnage de Matrix Reloaded (sympathique mais sans plus) et surtout Matrix Revolutions (une grosse daube au budget de 150 M$ !).

Aussi, lorsque j’appris qu’une jacquerie de fans avait œuvré pour faire disparaître Sion des épisodes 2 et 3, mon intérêt fut immédiat.

En fait, j’étais également très curieux de voir si nos amateurs éclairés allaient par la même occasion éliminer d’autres sources de mes énervements matriciens. L’un des plus importants à mes yeux était le flash forward qui ouvre Matrix Reloaded (sur le flash forward, cf. sur ce blog mon billet consacré à 36, Quai des orfèvres). Il fallait selon moi impérativement que les ciseaux de l’équipe CBB Productions taillassent dans le vif et fissent tomber dans le chutier numérique cette séquence proprement inutile sur un plan dramatique et génératrice d’énervement dû à la redondance.

Et CBB l’a fait ! D’entrée, donc, il marque un point.

Alors évidemment, le film ne peut pas commencer par Néo qui s’éveille en sursaut. Il faut une accroche, une première scène qui frappe le spectateur. Et comme nous sommes au début du second volet d’une trilogie, si cette scène pouvait nous remettre dans le bain par la même occasion, ça ne serait pas pire.

Aussi CBB Productions a-t-il eu l’idée de commencer The Matrix DeZIONized par l’ultime scène de Matrix (le premier volet). Bon sang mais c’est bien sûr… Encore fallait-il y penser. Du coup, le spectateur se retrouve en pays de connaissance, il s’en reprend plein les mirettes durant une minute. Et surtout, le cut sur lequel surgit le générique de fin est réutilisé ici comme transition sur Néo s’éveillant en sursaut à bord du Nebuchadenezzar. Simple, mais terriblement efficace. D’autres coupures tout aussi subtiles parsèment le film, mais on aura compris qu’elles savent vite se rendre indispensables.

Quant à la disparition totale des séquences sionesques, elle se révèle prodigieusement adéquate. Il est même surprenant de constater avec quelle facilité les deux autres lieux d’action (les galeries souterraines et les univers virtuels) peuvent coexister, sans être perturbés par cette complète éradication. L’absence de liens croisés entre les trois mondes constituait un signe patent de la problématique construction du scénario. Dans Matrix 2 et 3 (versions d’origine), on était loin, très loin de la fabuleuse interdépendance des trois théâtres d’opérations dans le dernier acte du Retour du Jedi.

La métamorphose via Matrix DeZIONized est criante en ce qui concerne le lifting de Matrix Reloaded : non seulement le film gagne un nouveau souffle, mais surtout il devient un film d’action quasi-non-stop dans l’univers de la Matrice, entrecoupé de quelques rares mais bienvenues plages de réflexion. Son rythme impressionnant fait de Reloaded une vraie réussite. D’une durée d’une heure vingt, il s’insère parfaitement dans l’entreprise d’élargissement de l’univers matricien lancé par les frères Wachowski à travers les excellents courts-métrages Animatrix puis les jeux vidéos de la franchise.

Le rabotage de Revolutions laisse toutefois un goût un peu amer : certes, nous voilà débarrassés des scènes sionesques ô combien agaçantes, mais ici, il faut bien le reconnaître, le remontage du film ne fait pas de miracle : le scénario de Revolutions est gravement déficient. Et on sent nettement que les frères W ne savaient pas comment boucler la boucle. Le duel final entre Neo et Smith est toujours aussi pathétique. Ah, on a bien saisi que Smith est une alternative radicale à la Matrice. Et certes, l'ironie de la situation est savoureuse : un terroriste anarchiste (Neo) contraint de s'allier aux capitalistes (les Machines) pour éradiquer la menace communiste (Smith). Mais ça, on le comprend dès les images qui précèdent le combat. Ce qui fait que la longue baston qui suit n’a plus aucune raison d’être ; et sa débauche d’effets spéciaux n’y change rien.

Quant au pacte passé entre Neo et les Machines, il demeure pour moi totalement incohérent. Certes, les Machines se servent de Neo pour lire le code de Smith et lui injecter l’antivirus, mais après ça, pourquoi épargnent-elles Sion ? Pourquoi respectent-elles leur parole, alors que depuis des décennies, elles exploitent sans vergogne l’humanité et tente d’éradiquer les résistants ? Auraient-elles été touchées (?) par le sacrifice de Neo ? Les ciseaux magiques ont leurs limites. Mais Matrix Dezionized parvient tout de même à rendre Revolutions regardable, ce qui constitue déjà en soi un exploit.

L’expérience d’un bon fan editing présente ici de nombreux avantages. Mais ce qui est vrai pour Matrix 2 et 3 peut ne pas l’être pour d’autres films. CBB Productions compte ainsi à son actif une quinzaine de films remaniés. Et l’un d’eux est La Guerre des Mondes de Steven Spielberg. On touche ici à une autre limite du concept. L’idée de l’équipe est de débarrasser le chef d’œuvre de Spielberg de nombre de scènes et de détails qui empêche le film d’être un film de SF pur et dur. Le problème, c’est précisément que ces scènes élèvent le film au-dessus du tout-venant science-fictionnesque, lui conférant la puissance d’un formidable drame humain. On le voit, l’extrême subjectivité du fan editing place ipso facto le procédé en équilibre instable. L’exercice exige une profonde compréhension du film et une étude minutieuse de la construction de son scénario. La devise de CBB Productions, Sometimes less is more, se révèle à double tranchant. Ainsi, le remontage de La Guerre des Mondes relève de l’aberration. Mais le fan editing de Matrix 2 et 3 constitue une révélation.

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